Chronique d’un désastre sanitaire annoncé [2]

C&J Froidefond - 21/06/2012
Image:Chronique d'un désastre sanitaire annoncé [2]

Un nuage toxique plane sur la Guadeloupe
"Repenser notre modèle de développement agricole"

Dans le cadre de l’expertise sanitaire qu’elle a conduite au nom du Conseil Départemental de l’Ordre des Médecins de Martinique concernant les risques de l’épandage aérien de pesticides bien précis sur les bananeraies, le Docteur Jospelage conclut : « Le médecin a un rôle de protection de la santé des individus mais aussi de la santé publique. Il se doit donc quand il est sollicité d’alerter et de tout mettre en œuvre pour éviter que ne soit mise en danger la population. C’est à ce titre que je conclurai par un avis très défavorable sur tout mode de traitement aérien ou terrestre faisant usage des produits présentés. »

Rappel : jeudi 21 juin 2012 à 19 heures
Création du Comité de défense des intérêts sanitaires et environnementaux de Guadeloupe (CODISEG)

Une bombe à retardement !

La lutte contre la cercosporiose noire qui touche aujourd’hui les bananiers de Guadeloupe, ne laisserait d’autre choix, si on en croit les grands planteurs, que de recourir à l’épandage aérien, pourtant interdit depuis près de deux ans en France suite au Grenelle de l’environnement. Le lobby des planteurs a obtenu à cette fin une dérogation signée par le Préfet de la Guadeloupe.

Le pesticide utilisé pour lutter contre la cercosporiose noire, maladie touchant les bananiers, se compose de deux fongicides : le TILT (propiconazole), et le SICO (difeconazole), accompagnés d’un liant, le BANOLE (hydrocracage de pétrole).

Les études de toxicité rangent le TILT et le SICO en classe III autrement dit comme « des substances préoccupantes pour l’homme en raison d’effets cancérigènes possibles mais pour lesquelles les informations disponibles ne permettent pas une évaluation satisfaisante. » Cette réserve tient à leur apparition récente sur le marché et au manque de données toxicologiques les concernant dû au manque de recul dont nous disposons. Cette classification fait surtout apparaître une méconnaissance quasi totale de leurs effets à long terme sur la santé humaine.

Le BANOLE, quant à lui, ne peut même pas profiter du doute qui entoure les conséquences des fongicides que nous venons de citer sur la santé humaine puisque les études de toxicité l’ont d’ores et déjà placé en Classe II, classe qui concerne les produits « considérés comme cancérigènes ». Mais ce n’est pas tout, le BANOLE est également toxique pour le système nerveux.

Sa dangerosité est connue depuis l’an 2000. Le fournisseur lui-même signale que l’inhalation de concentrations élevées de vapeurs entraîne l’irritation des yeux et des voies respiratoires et peut causer maux de tête, étourdissements, anesthésie, somnolence, perte de conscience et autres effets sur le système nerveux central, y compris la mort. L’exposition de la peau peut provoquer une dermatite graisseuse et la photosensibilisation. Dans de rares cas, le solvant peut sensibiliser les muscles du cœur causant de l’arythmie. Pourtant, dans les médias, Francis Lignières, président du Groupement des producteurs de bananes de Guadeloupe, n’a pas hésité à présenter le BANOLE comme un produit bio !

Des médecins tirent le signal d’alarme

Selon le Docteur Josiane Jospelage, Vice-Présidente du Conseil Départemental de l’Ordre des Médecins de la Martinique, « la documentation dont nous disposons et le recul des médecins sur les effets indésirables du benzène, les leucémies et autres atteintes des lignées sanguines par les dérivés du pétrole incite le corps médical à la prudence et invite les politiques à faire jouer le principe de précaution. Sur le plan de la prévention des risques sanitaires au travail, la protection des ouvriers agricoles amènera à interdire le BANOLE définitivement. 

Concernant les deux autres produits, même s’ils sont moins dangereux, ils combineront leurs effets à ceux des polluants présents dans un cocktail qui risque plus d’être potentialisateurs. La même prudence devrait être de mise. » Et elle ajoute : « dans la situation qui est la notre, il faut protéger les ouvriers et les ouvrières agricoles qui peuvent être enceintes un jour, mais aussi les riverains plus ou moins éloignés, et les consommateurs d’eau et d’aliments potentiellement contaminés. Parmi ces populations il y a tous les êtres à la santé déjà fragilisée à savoir les enfants en bas âge et les femmes enceintes, les insuffisants rénaux, les malades diabétiques, psychiatriques ou autres. »

Le Docteur Charles Saint-Aimé, de Fort de France va plus loin. Dans un courrier adressé au Préfet de la Martinique, il écrit : « L’emploi des fongicides triazolés (c’est le cas du TILT et du SICO – NDLR) expose la population à des risques sérieux, voire mortels. »

Chronique d’un désastre sanitaire annoncé

Ces produits sont homologués car la législation en vigueur estime que leurs composants sont utilisés à des doses qui seraient dans le cas présent admissibles même si on sait pertinemment que ce ne sont pas forcément les fortes doses de produits qui sont dangereuses, mais la répétition de petites doses.

Une directive européenne du 21 octobre 2009 alerte :

« La pulvérisation aérienne de pesticides est susceptible d’avoir des effets néfastes importants sur la santé humaine et l’environnement, à cause notamment de la dérive des produits pulvérisés. Il convient donc d’interdire d’une manière générale la pulvérisation aérienne, avec possibilité de dérogation seulement lorsque cette méthode présente des avantages manifestes, du point de vue de son incidence limitée sur la santé et sur l’environnement… ou lorsqu’il n’existe pas d’autres solution viable ».

C’est loin d’être le cas ici, comme nous le verrons ultérieurement. Par ailleurs, aucune étude ne tient compte des spécificités du sol guadeloupéen, déjà gorgé de produits chimiques. Ces pratiques dérogatoires nous rappellent étrangement celles qui avaient permis l’empoisonnement à la chlordécone.

Aujourd’hui, le même scénario se déroule sous nos yeux, en pire peut-être, parce qu’aucune étude à ce jour n’a pris en compte l’association de la chlordécone avec les substances actives des deux fongicides visés par la dérogation, alors que l’on sait que les cocktails de pesticides ont des actions synergiques.

Une parodie de consultation publique

Dès le départ, les conditions de mise en place de la dérogation autorisant l’épandage aérien, qui risque d’être renouvelée en juin 2012, ont concouru à ce que la solution prônée par le puissant lobby des planteurs ne soit pas remise en cause. Les mécanismes censés contribuer à la protection des citoyens ont été rendus inefficients.

« Toute personne a le droit, dans les conditions et les limites définies par la loi, d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement ».
(Charte de l’Environnement ajoutée en 2005 au préambule de la Constitution française)

Comme la loi leur en fait obligation, les pouvoirs publics ont organisé une consultation publique du 21 novembre au 23 décembre 2011 mais cette information n’a pour ainsi dire pas été relayée par les médias locaux étonnamment muets vu l’importance de l’enjeu. Il en a naturellement résulté une infime participation qui ne risquait pas de remettre en cause ce projet pourtant crucial pour la santé publique des Guadeloupéens. Pour les rares personnes ayant eu l’information et s’étant rendues en Préfecture ou en Sous-Préfecture, ce fut un véritable parcours du combattant pour avoir accès au dossier censé être mis à la disposition du public.

Quand à force de persévérance, pour ne pas dire d’obstination elles y sont parvenus, elles ont pu se rendre compte que le dossier accompagnant la demande de dérogation, ne s’était en aucune façon intéressé aux éventuelles conséquences sur la santé et l’environnement d’une telle pratique : les seules recherches qui semblent avoir intéressé leurs auteurs concernaient le potentiel de résistance que la cercosporiose pourrait développer face aux pulvérisations ! Et, cerise péyi sur le gâteau, comme preuve du grand cas que le gouvernement français fait des Guadeloupéens, de la démocratie et des lois de la République, c’est le 13 décembre, soit dix jours avant la fin de la consultation publique, que le Ministre de l’Agriculture a annoncé que l’Etat français accordait une nouvelle dérogation aux lobbies des gros planteurs de bananes !

Préfecture complice

La dérogation obtenue, sa mise en œuvre aurait dû être strictement encadrée :

« Le donneur d’ordre doit porter au préalable à la connaissance du public la réalisation d’un épandage aérien au plus tard 48 heures avant le traitement, et notamment :
• il informe les mairies des communes concernées par l’épandage aérien du contenu de la déclaration préalable et demande l’affichage en mairie de ces informations ;
• il réalise un balisage du chantier, notamment par voie d’affichage sur les voies d’accès à la zone traitée.
Il doit par ailleurs informer les syndicats apicoles concernés par la zone à traiter de manière à ce que ces derniers soient informés au plus tard 48 heures avant l’opération de traitement. Les conditions d’information des syndicats apicoles sont définies au niveau départemental. »

(Arrêté du 31 mai 2011 relatif aux conditions d’épandage des produits mentionnés à l’article L. 253-1 du code rural et de la pêche maritime par voie aérienne)

Là encore, tout un chacun peut aller constater sur place que les autorités de Guadeloupe s’assoient sans vergogne sur la réglementation qu’elles sont censées faire respecter et sur leur mission supposée de protection de la population :
• Quel Guadeloupéen a déjà vu un balisage sur les voies d’accès des zones d’épandage ?
• Quel apiculteur a déjà été informé avant un épandage ?
• Quel Guadeloupéen a pu lire en mairie , bien en évidence, l’annonce d’un épandage ?

Par le mode dérogatoire, comme par le non-respect des réglementations qu’il est censé garantir, l’Etat français, comme ça avait été le cas avec la chlordécone, faillit à son devoir de protection des populations, préférant visiblement se ranger à nouveau du côté des gros propriétaires. Une fois encore, les Guadeloupéens sont sacrifiés sur l’autel du profit et de la logique coloniale. La variété concernée, sensible à la cercosporiose noire et qui justifie qu’on mette en jeu la santé des Guadeloupéens, n’est elle pas destinée au seul marché européen et n’a-t-elle pas entre autres pour but de remplir les containers d’importation qui risqueraient sinon de repartir à vide après avoir déchargé leur cargaison en Guadeloupe ?

Une contamination généralisée

L’épandage aérien expose fortement les populations, mais aussi la faune et la flore.

Sur notre archipel où habitations, jardins, parcs avec animaux sont intimement imbriqués, sur notre archipel où ruisseaux, ravines, canaux et fossés parcourent les bananeraies plantées sur des terrains majoritairement en pente, sur notre archipel balayé en permanence par les alizés, il est impossible de respecter la distance de sécurité réglementaire de 50 mètres vis-à-vis de tous ces points sensibles. 

Une équipe de scientifiques états-uniens conduite par Mary H. Ward, du National Cancer Institute, a mené une étude qui montre que l’utilisation de pesticides agricoles, dont certains sont soupçonnés d’être cancérigènes, a un impact sur la contamination des habitations avoisinantes, et donc de l’air que respirent chaque jour leurs habitants, dans un rayon de 1250m.

Une fois épandus sur les feuilles de banane, les produits toxiques se retrouvent dans le sol, où ils polluent la nappe phréatique, les cours d’eau et ensuite les aliments, pendant un temps que l’on ignore à ce jour. 

Selon le Docteur Jospelage, « la technique utilisée présente un risque non négligeable lié à la finesse des particules qui expose les populations même très éloignées en favorisant la dissémination aérienne des produits malgré toutes les précautions prises. Ces microparticules peuvent se charger d’autres polluants présents dans l’atmosphère et pénétrer dans les alvéoles pulmonaires qui n’opposent aucune barrière face à ces molécules extrêmement fines. Ces micro ou nanoparticules peuvent également franchir la barrière cutanée à la faveur de l’inflammation de la peau causée par leur toxicité propre. »

Il est à noter qu’un traitement par voie terrestre amènerait à faire des réserves similaires s’agissant des produits eux-mêmes. L’impact pulmonaire serait moindre, mais la toxicité digestive et chronique serait exactement la même.

Un modèle rentable... pour les gros planteurs

Dans son dernier rapport, la Cour des Comptes dénonce les aides exorbitantes perçues par les planteurs antillais. Elle montre que le choix a été fait de favoriser la banane (53 % du total des aides) et le secteur canne-sucre-rhum (28 %) alors que leur poids dans la production agricole n’est respectivement que de 14,5 % et 19,1 %.

Rapportée aux surfaces concernées (8 667 hectares aux Antilles), le montant des aides à l’hectare s’élève à plus de 15 000 € (soit plus de 300 000 € pour 20 hectares). Il faut comparer ce chiffre à la moyenne des aides par hectare reçues par les agriculteurs français, proche de 500 €…

De plus, cette politique n’a pas empêché la chute des effectifs dans les plantations de bananes : moins 47 % en Guadeloupe.

La Cour des Comptes signale aussi que les choix effectués en faveur des cultures d’exportation ont supprimé la possibilité d’encourager financièrement les productions diversifiées.

Ses conclusions sont sans appel : « Tant dans leur conception que leurs effets, les aides à l’agriculture des départements d’outre-mer ne sont pas parvenues à favoriser une activité compatible avec les critères du développement durable, dans ses dimensions économiques, sociales et écologiques. Exposées à une forte concurrence, avec la disparition progressive des protections douanières, les cultures destinées à l’exportation ont été l’objet de regroupements de producteurs et d’une diminution du nombre d’ouvriers agricoles. Les aides pour les maintenir ont plus servi à préserver le chiffre d’affaires que l’emploi. »

Des solutions existent

La lutte contre la cercosporiose par l’utilisation des techniques culturales est déjà mise en oeuvre ailleurs.

A Mayotte, le Groupement des Producteurs de bananes et le CIRAD se sont rendus compte qu’un moyen efficace et sans danger pour parvenir à sauver les bananeraies est de respecter certains critères de culture (plantations en ligne, distance de plantation entre les plants, traitement mécanique par effeuillage).

La bananeraie comorienne est sortie de la cercosporiose grâce à l’introduction de nouvelles variétés de bananes résistantes. C’est ainsi que la production nationale de banane est passée de 35 000 tonnes pendant la maladie en 2000 à 62 000 tonnes après la maîtrise de cette infestation en 2004, malgré un environnement politique et institutionnel incertain en matière de mise en œuvre des projets de développement rural.

Une autre tendance d’évolution est la suppression des produits phytosanitaires ou la mise en place de systèmes d’agriculture biologique. De tels systèmes existent dans d’autres pays. La République Dominicaine est le plus gros fournisseur mondial de bananes biologiques, suivie par l’Équateur où la production enregistre une croissance rapide. On peut encore citer d’autres fournisseurs de bananes biologiques non négligeables comme le Pérou, le Mexique, la Colombie, le Honduras, le Guatemala ou les îles Canaries (Espagne).

Parmi les 300 espèces existantes, l’Europe consomme presque exclusivement une seule variété : la « Cavendish » clonée. Le développement de cette monoculture adoptée dans une logique de maximisation du rendement et de minimisation des coûts entraîne la dégradation des sols et attire toute une gamme de parasites et de maladies, notamment des maladies fongiques, qui sont difficiles à combattre dans les climats tropicaux.

La lutte chimique contre les cercosporioses des bananiers n’est pas une solution durable puisqu’elle génère l’apparition de souches résistantes aux fongicides, ce qui entraine une augmentation de la fréquence des applications.

Notons qu’une nouvelle espèce, le Mycopharella eumusa plus agressive que la cercosporiose noire semble s’étendre en Asie et dans l’océan indien.

Quand il arrivera en Guadeloupe que déversera-t-on sur nos têtes ?

Il est plus que temps de repenser notre modèle de développement agricole.

Le dossier : Épandage aérien

• Chronique d’un désastre sanitaire annoncé [1]

Illustration : Classification des grandes familles de biocides (Wikimedia Commons), par Lamiot (Travail personnel - 2012).

Claude et Jacky Froidefond

 21/06/2012

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