Y aurait-il un problème racial aux Antilles [2] ?

Bruno - 12/02/2009
Image:Y aurait-il un problème racial aux Antilles [2] ?

Dépôt de plainte contre Alain Huygues-Despointes
Un appel à boycotter les produits du groupe Huygues-Despointes est lancé

"Y aurait-il un problème racial aux Antilles ?" demandais-je alors que la diffusion du documentaire Les derniers maîtres de la Martinique ramenait au premier plan des problématiques qui semblaient avoir été mises de côté par le développement d’un fort mouvement social en Guadeloupe principalement axé sur le pouvoir d’achat et la paupérisation d’une partie importante de la population de l’île.

Georges-Emmanuel Germany, Président de l’ANC (Association Non au Chlordécone), vient de déposer une plainte le sept février suite aux propos tenus par Alain Huygues-Despointes dans le documentaire de Romain Bolzinger.

Un appel à boycotter les produits des entreprises du groupe d’Alain Huygues-Despointes vient également d’être lancé sur le site de Montray Kreyol par Berté Bonnaire.

La plainte déposée par Georges-Emmanuel Germany :

A Monsieur le Procureur Près le Tribunal de Grande Instance de Fort-De-France

Monsieur

Ayant pour avocat la SELARL GERMANY CONSEIL & DEFENSE, du Barreau de Fort-De-France, représentée par Maître Georges-Emmanuel GERMANY - Tél 05 96 53 59 49

a l’honneur de vous exposer QUE :

Le vendredi 6 février 2009 à 21h56 a été diffusée sur la chaîne cryptée de télévision Canal + Antilles un reportage d’investigation intitulé « les derniers maîtres de la Martinique ».

Au cours de cette émission des propos racistes et révisionnistes ont été tenus notamment par Monsieur Alain Huygues-Despointes.

« Monsieur Alain Huygues-Despointes : Les historiens exagèrent un petit peu les problèmes. Ils parlent surtout des mauvais côtés de l’esclavage, mais il y a eu des bons côtés aussi. C’est où je ne suis pas d’accord avec eux.

Le journaliste : c’est quoi les bons côtés de l’esclavage ?

Réponse de Monsieur Alain Huygues-Despointes : Il y a des colons qui étaient très humains, (allez !), avec leurs esclaves, qui les ont affranchi, qui leur donnaient des possibilités d’avoir un métier, des choses,… »

Le fait de prétendre qu’il y a eu des bons côtés à l’esclavage, malgré la reconnaissance par la Loi dite Taubira de la Traite et l’Esclavage comme crime contre l’humanité, constitue un outrage à la mémoire, le jour même de la mort de Joseph N’Diaye, conservateur du musée de Gorée au Sénégal, le délit d’apologie de crime contre l’humanité prévu et réprimé par l’article 24 alinéa 3 de la loi du 29 juillet 1881. C’est un choc violent porté à la mémoire.

Il n’est pas contestable que l’esclavage aux Antilles concerne l’esclavage des hommes de couleur, ce qui donne à ces propos un caractère raciste visant un groupe humain identifiable.

Toujours au cours de cette émission un certain Monsieur Hayot, parent de Monsieur Bernard Hayot, interrogé par un journaliste de l’ORTF en 1960, a déclaré :

« Le journaliste de l’ORTF : c’est facile à mener des ouvriers noirs ?

Réponse de Monsieur Hayot : Oui. Le noir c’est comme un enfant, il faut être juste, on en obtient ce qu’on veut.

Le journaliste de l’ORTF : Vous êtes un béké, qu’est-ce qu’un béké ?

Réponse de Monsieur Hayot : C’est ce qu’il y a de mieux. Les békés c’est le…ce sont les descendants des blancs européens qui se sont reproduits en race pure dans les colonies. »

Par la suite Monsieur Alain Huygues-Despointes va déclarer :

« Quand je vois des familles métissées, enfin blancs et noirs, les enfants sortent de couleurs différentes, il n’y pas d’harmonie. Il y en a qui sortent avec des cheveux comme moi, il y a d’autres qui sortent avec des cheveux crépus, dans la même famille avec des couleurs de peau différente, moi je ne trouve pas ça bien. On a voulu préserver la race. »

Ces propos racistes prolongent les propos de Monsieur Hayot. Monsieur Alain Huygues-Despointes, par ces déclarations, légitime l’eugénisme, condamne le mélange des races, blessent profondément les familles métissées. Monsieur Alain Huygues-Despointes se présente en représentant d’un groupe ethnique sans doute en raison de son importance économique au sein de ce groupe et explique en utilisant le terme « on » que ce groupe a collectivement voulu préserver la pureté de la race et partage ses opinions.

Cette opposition entre les descendants de colon et le reste de la population de couleur descendante d’esclave dont on a insulté la mémoire en trouvant des bons côtés à l’esclavage, constitue une incitation et une provocation à la haine raciale, faits prévus et réprimés par l’article 24 alinéa 6 de la loi du 29 juillet 1881.

Le plaignant porte plainte pour les faits précités et sollicite d’être informé des suites de la présente plainte afin de pouvoir se constituer partie civile avec élection de domicile au cabinet de son Conseil.

Fait le 7 février 2009 à Fort-De-France

Georges-Emmanuel Germany

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Extrait d’une interview [1] de Romain Bolzinger, réalisateur de “Les Derniers maîtres de la Martinique”, où il revient sur ses intentions et sur son travail. La version complète de cette interview est disponible sur FXG Paris Caraibe.

Q : Qu’avez-vous présenté aux Békés comme projet pour qu’ils vous ouvrent ainsi leurs portes ?

Ça ne s’est pas passé comme ça. On voulait faire un reportage sur la Martinique d’aujourd’hui : son économie, sa société, ses grandes figures. Évidemment pour bien comprendre ce qui se passe sur l’île en 2008, il est nécessaire d’ appréhender ses spécificités historiques très fortes ! Je me suis donc d’abord intéressé aux grands patriarches de la communauté béké. Je suis allé voir Eric de Lucy, grand patron de la banane et directeur général du groupe Bernard-Hayot, et j’ai également rencontré Alain Huyghues-Despointes et bien d’autres personnalités non béké.

J’ai bien-sûr dit que j’étais journaliste, je leur ai dit que je faisais un reportage sur l’économie de la Martinique et ses grands acteurs. Et que je voulais faire le portrait de ces personnalités qui jouent un rôle dans l’ économie de l’île. Ils jouent un grand rôle et ne s’en cachent pas. Ils voulaient me montrer qu’ils étaient puissants, ils m’ont emmené à l’Elysée, à Bruxelles au ministère de l’agriculture et de l’outremer, partout où ils défendent leurs intérêts économiques…

Je ne suis pas venu les voir en leur disant que je faisais un reportage sur la communauté Béké. J’ai essayé de comprendre d’abord qui ils étaient, comment ils fonctionnaient. Et pour cela, il me fallait du temps. On a établi une relation de confiance, ils m’ont longuement exposé les spécificités de leur communauté, ils savaient donc pertinemment que j’allais en parler.

Q : Le travail a-t-il été facile ?

Cela n’a pas été évident. Ils n’acceptent pas facilement que des journalistes s’intéressent à leur histoire. Mais finalement, les questions tabou que je pose sur les Békés et leur histoire, je ne les ai posées qu’à la fin du tournage. C’était à ce moment-là qu’eux-mêmes étaient prêts à en parler. Je dirai même que j’ai senti chez une grande partie des blancs créoles que je rencontrais, notamment dans la famille Huyghes Despointes, le besoin d’en parler. Une envie de s’expliquer, de raconter leur histoire… Ils m’en parlaient tout le temps en off, dès que la caméra était éteinte… Et j’ai l’impression que les Békés sont un peu prisonniers de cette histoire…

Q : Vous nous présentez une communauté qui truste les richesses. Vous vous en étonnez ?

Ma démarche est de comprendre cette situation et de faire connaître au plus grand nombre de Français une exception historique qu’on ne retrouve nulle part ailleurs dans le monde. C’est simplement surprenant qu’une petite communauté qui a colonisé, qui a réduit en esclavage, qui a résisté à la Révolution et qui, après l’abolition, a continué à prospérer, continue aujourd’hui de vivre entre eux, même si les békés sont intégrés à la société martiniquaise dont ils sont une émanation directe.

Alors tout ça est surprenant et quand on l’apprend, on a envie de comprendre. On s’est mis dans une logique journalistique où l’on ne s’appuie que sur des faits avérés. La vie chère… On n’invente pas !

En montrant une fille avec son chariot dans un supermarché et qui se prive de tout, n’avez-vous pas l’impression d’entretenir l’idée que les békés continuent d’exploiter les descendants d’esclaves ?

C’est un peu vite dit. Les békés n’exploitent personne. D’ailleurs le problème de la vie chère n’est pas un problème béké, il concerne tout l’outremer. C’est une question macro-économique qui concerne tous les entrepreneurs mulâtres, noirs, chaben, béké et métro, ou même chinois ! Maintenant, notre sujet, c’est les grands acteurs de l’île. On raconte l’économie de la Martinique à travers cette communauté qui pèse très lourd dans un certain nombre de secteurs comme l’agro-alimentaire, la grande distribution ou l’agriculture.

Vous revenez sur le chlordécone pour leur faire porter le chapeau aussi ?

Les faits existent. On sait qu’il y avait des relations très ténues entre les bananiers et certains politiques. Malgré une interdiction européenne, 3 ministres successifs autorisent l’utilisation du chlordécone par dérogation pendant trois alors qu’il existe d’autres produits : on ne peut pas faire comme si on ne le savait pas. Mais les Békés ne sont pas responsables à eux tout seul du problème de la contamination au chlordécone dans les Antilles. Il y a des politiques, et l’administration elle-même. Il n’y a pas de commission d’enquête parlementaire, il n’y a eu qu’un rapport d’information…

Le film fait scandale à cause des propos tenus par Alain Huyghues-Despointes. Que lui a-t-il pris de déclencher cet « Hiroshima » ?

Il a d’abord voulu me montrer quelque chose de peu connu, le fameux arbre généalogique. Et là, il a commencé à me raconter l’histoire. Puis, dans un second temps, au cours d’une interview sur l ‘économie et la société martiniquaise, je lui demande pourquoi les Békés ne se sont jamais métissés. Vous connaissez la réponse qu’il m’a faite… On me montre un arbre où on voit que tous les Békés ont un lien de parenté et où aucun Noir n’est rentré, on demande pourquoi… Je suis journaliste, je pose des questions, il n’y a pas de piège. Et je rappelle qu’il n’y a aucune caméra cachée dans mon film.

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Pour ce faire une idée des propos tenus par Alain Hugues-Despointes, vous pouvez lire ci-dessous les dialogues issus du documentaire "Les békés, les derniers maîtres de la Martinique" diffusé par Canal+, initialement publié par Montray Kreyol avec le commentaire suivant : "Cela fait des années que les militants dénoncent cette apartheid en Martinique mais comme les békés contrôlent tout, ont un puissant allié dans l’Etat français... rien ne change !"

PRÉSENTATEUR Bonsoir. Je suis très heureux de vous retrouver comme tous les vendredis pour ce nouveau numéro de Spécial investigation. Ce soir, nous vous emmenons en Martinique. Enquête sur ceux qui ont façonné ce département français depuis des siècles : on les appelle les békés, c’est une petite communauté blanche, très puissante et très fermée.

JOURNALISTE Les Caraïbes comme on l’imagine : de l’eau bleue turquoise à 30 degrés, des paysages de rêves et de grandes villas, les pieds dans l’eau. C’est le bastion de la communauté békée, un monde à part où les blancs vivent entre eux.

PRÉSENTATEUR Ces békés, ce sont les descendants des premiers colons blancs arrivés en Martinique au XVIIe siècle. Aujourd’hui, ils sont moins de 3000, ce qui représente environ un pour 100 de la population locale, mais ils détiennent 40 pour 100 des supermarchés, 60 pour 100 des terres agricoles et même 90 pour 100 de l’industrie agroalimentaire. Une domination économique qui est souvent mal vécue par les 96 pour 100 de noirs et de métis et qui composent l’essentiel de la population. Pour certains, les békés monopoliseraient la richesse et surtout, ils seraient les principaux responsables du coût élevé de la vie, ce que l’on appelle là-bas la vie chère et qui vient d’ailleurs de provoquer une grève générale en Guadeloupe. Derrière la carte postale, vous allez donc découvrir un département français sous haute tension. Les Derniers maîtres de la Martinique, c’est une enquête de Romain Bolzinger pour Tact presse et Spécial investigation.

JOURNALISTE Avril 2008 : la Martinique est en deuil. Aimé Césaire s’en va, il entraîne derrière lui une foule immense. Aimé Césaire, le chantre de l’anticolonialisme, l’intellectuel qui a redonné toute sa fierté aux descendants d’esclaves.

INTERVIEWÉ Il a trouvé dans la négritude un mot nous disant que nous sommes des êtres humains.

JOURNALISTE Pour rendre un dernier hommage au poète, la plupart des politiques français ont fait le voyage. Le président Sarkozy, Ségolène Royal et nombre d’anciens Premiers ministres. Événement exceptionnel : la présence singulière de descendants des colons blancs comme Bernard Hayot. C’est la 119e fortune de France. L’homme d’affaires le plus puissant de l’île.

BERNARD HAYOT L’émotion... L’émotion que je viens partager avec le peuple martiniquais et toute la France.

JOURNALISTE En Martinique, on les appelle les békés : les blancs créoles. Leurs ancêtres ont colonisé l’île il y a près de quatre siècles et aujourd’hui, cette infime minorité blanche semble communier au milieu des noirs antillais. Mais contrairement à la foule, le recueillement est plutôt discret. Un dernier hommage à M. Césaire ?

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU C’est pas le moment ! En cet instant, je suis muet. Il est muet comme moi. La réponse est faite.

JOURNALISTE Aimé Césaire, c’est l’homme qui a gommé les tensions entre les noirs descendants d’esclaves et les blancs descendants des colons. Mais derrière ce consensus apparent, la Martinique est coupée en deux depuis des siècles. D’un côté, des familles békées fortunées, de l’autre, une population dont 15 pour 100 vit sous le seuil de pauvreté. La Martinique, une ancienne colonie française devenue un département en 1946. 400 000 habitants qui sont officiellement égaux depuis seulement 60 ans. Pourtant, le clivage racial et les tensions sociales sont toujours exacerbés dans l’île. Port de commerce de Fort-de-France, 200 containers de bananes attendent au soleil depuis une semaine. Les docks sont paralysés par une poignée de manifestants : ils empêchent l’expédition des bananes en métropole.

INTERVIEWÉ On bloque la banane. Tout peut passer, sauf la banane.

JOURNALISTE Les ouvriers de la banane exigent une prime exceptionnelle à leurs patrons békés, les anciens colons.

INTERVIEWÉ Nous sommes des esclaves.

JOURNALISTE C’est pas un peu trop, de dire que vous êtes des esclaves ?

INTERVIEWÉE Nous sommes des esclaves, c’est la réalité. Nous sommes des esclaves. Esclaves modernes. Allez chercher Aubery, Hayot, de Lucy, de Reynal, Viviers : tout ça, c’est des gros békés. C’est à cause d’eux que nous sommes là !

INTERVIEWÉ Ils sont en train de couillonner les ouvriers. Tout temps, ils nous disent qu’il n’y a pas d’argent dans la banane. Et on voit qu’ils font des bénéfices.

INTERVIEWÉE Ils sont même devenus des milliardaires de la banane !

JOURNALISTE Le dialogue social n’est pas bon avec les békés ?

INTERVIEWÉE Ah non ! Les békés se foutent de nous ! Le dialogue social à la Martinique, c’est à la con.

JOURNALISTE Qui est votre patron ?

INTERVIEWÉ Bernard Hayot.

JOURNALISTE Bernard Hayot, c’est la plus grande fortune de Martinique. 300 millions d’euros. Il a donné ses initiales à une multinationale implantée sur une quinzaine de territoires. Bernard Hayot emploie plus de 5000 personnes mais il ne répond presque jamais aux journalistes. C’est son bras droit Éric de Lucy de Fossarieu qui nous reçoit. Lui aussi est béké. C’est un homme influent.

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU Tu as de la chance que je sois de bonne humeur ce matin, parce que tu m’emmènes exactement là où tu as envie ! Lui, c’est Jacques Chirac. Lui, c’est le président de la République, il s’appelle Chirac. J’entretenais à cette époque-là avec le président de la République des relations très bonnes, des relations plus anciennes d’ailleurs que de l’époque où il était président de la République. Je le connais depuis très longtemps.

JOURNALISTE Jacques Chirac ou encore Bernard Pons, l’ancien ministre de l’Outre-mer. Le grand patron des bananiers est un homme de réseaux. Ce matin, ce n’est pas la grève qui anime sa discussion avec un collègue planteur : une bonne nouvelle vient d’arriver de Paris.

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU La banane a une très bonne nouvelle : c’est que les 50 millions d’euros de prêt qui nous avait été fait par le gouvernement ont finalement été transformés en subvention avec l’accord de Bruxelles hier. Donc ça va changer la gueule de tes comptes d’exploitation et de tes propriétés. Tu passes en profit ce qui était en dette.

JOURNALISTE Pour ce qui est de la grève, Éric de Lucy se veut rassurant.

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU La deuxième, c’est que je suis pas très très très... Je suis soucieux mais pas très inquiet de la grève : je pense qu’elle est extrêmement peu suivie.

JOURNALISTE Une grève dans la banane ?

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU Pas grave ! Un mouvement social pour cause de distribution de primes, certains planteurs ont donné des primes à leurs ouvriers.

JOURNALISTE Le climat social et syndical est très tendu ?

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU Non ! Il n’est pas tendu. Il est bon.

JOURNALISTE Pourtant, sur le port, la tension monte.

GRÉVISTES Ce qu’on veut, c’est négocier ! Il ne faut surtout pas laisser entrer les camions !

JOURNALISTE Des manifestants prennent à partie des chauffeurs-routiers qui veulent livrer leurs bananes.

INTERVIEWÉ On nous a dit d’entrer, de ne pas négocier : c’est clair, on va rentrer !

INTERVIEWÉE Ne te bats pas avec les routiers ! Si c’était les békés qui venaient là, devant nous, on se battrait. Ne te révolte pas contre nos compatriotes nègres !

JOURNALISTE Au siège de Banamart, le QG des planteurs, on prépare la riposte. Ici, les patrons d’exploitation sont tous, ou presque, des blancs créoles. Et pour cause : les agriculteurs békés contrôlent plus de la moitié de la production bananière.

INTERVIEWÉ Je suis fatigué des grèves. Vous comprenez ? Fatigué ! La libre circulation, ça n’existe pas.

JOURNALISTE Frédéric de Reynal est le président du syndicat des planteurs. Au bout du fil, le grand patron de la banane, Éric de Lucy, suit les opérations à distance.

FRÉDÉRIC DE REYNAL On a du mal à interpréter mais ce qu’on pense aujourd’hui, c’est qu’ils sont conscients qu’ils sont dans une impasse et ils n’ont pas de porte de sortie.

JOURNALISTE Les planteurs békés ne sont pas inquiets car ils ont un appui : le préfet de la Martinique.

FRÉDÉRIC DE REYNAL Moi, j’ai fait un fax au préfet. Il est au courant. Il sait que les opérations sont lancées.

JOURNALISTE La situation est complètement bloquée, là, monsieur ?

FRÉDÉRIC DE REYNAL Pour l’instant ? Oui.

JOURNALISTE Qu’est-ce qui va se passer, à partir de maintenant ?

FRÉDÉRIC DE REYNAL À partir de maintenant ? J’en sais rien du tout.

JOURNALISTE Vous avez demandé l’intervention des forces de l’ordre, c’est ça ?

FRÉDÉRIC DE REYNAL Non. On a demandé à ce que les accès au port soient libérés.

JOURNALISTE C’est toujours compliqué, le dialogue social, en Martinique ?

FRÉDÉRIC DE REYNAL C’est des spécificités liées aux Antilles françaises.

JOURNALISTE Ça veut dire quoi, ça, exactement ?

FRÉDÉRIC DE REYNAL C’est toutes les complexités du dialogue social, plus toutes les complexités qu’on connaît peu retrouver aux Antilles.

JOURNALISTE Ils sont assez virulents, en face !

FRÉDÉRIC DE REYNAL Non ! Ils sont pas virulents. C’est un jeu de rôle. On est dans un jeu. C’est du cinéma.

JOURNALISTE Il est 17 heures. Visiblement, le cinéma a assez duré pour les békés. Le préfet dépêche les gardes mobiles pour libérer les docks, 3 millions d’euros de marchandises doivent impérativement partir.

GRÉVISTE Allez-vous faire cocu !

JOURNALISTE Les gendarmes mobiles sont tous métropolitains. Mais pour déloger les manifestants, c’est la police locale qui s’y frotte.

POLICIER Messieurs dames, assez joué, maintenant : il y a 5000 tonnes de bananes qui attentent, ça doit passer. Sinon, on procède à interpellation.

GRÉVISTE Ne me touchez pas !

GRÉVISTE Les békés nous ignorent ! Ils ont pas voulu négocier avec nous ! Ils ont de l’argent mais ils ne veulent pas en donner !

JOURNALISTE Les policiers jouent les médiateurs, sans grande conviction. Le dialogue social en Martinique, c’est un blocus sur le port en moyenne tous les 18 jours.

JOURNALISTE Excusez-moi... La situation est souvent tendue, comme ça à Fort-de-France ?

POLICIER Absolument pas. Absolument pas. Ceci dit, beaucoup de manifestants effectivement prennent le port de Fort-de-France en otage parce que comme vous l’avez constaté, il n’y a qu’un portail et ensuite il n’y a plus rien. C’est vrai que c’est facile de bloquer l’activité économique de Fort-de-France.

JOURNALISTE Après une semaine de grève, les containers de bananes pénètrent enfin sur le port. Il n’y a pas d’interpellation mais les manifestants sont amers.

GRÉVISTE Je ne suis pas venue prendre des coups de matraque ! De l’argent pour mieux manger ! Une prime de vie chère ! Eux, ils s’enrichissent grâce à notre travail ! Nous, on travaille samedis, dimanches, jours fériés...

JOURNALISTE La banane, c’est le premier employeur de Martinique. Près de 10 000 personnes récoltent et conditionnent la principale ressource de l’île. Payés au Smic, beaucoup d’ouvriers agricoles habitent ces baraquements en tôle. Ici, 60 000 personnes vivent sous le seuil de pauvreté. La Martinique reste l’un des trois départements français les plus sinistrés avec 22 pour 100 de chômage et plus de 30 000 RMIstes. De l’autre côté de l’île, les Caraïbes comme on l’imagine : de l’eau bleu turquoise à 30 degrés, des paysages de rêves et de grandes villas, les pieds dans l’eau. C’est le bastion de la communauté békée, un monde à part où les blancs vivent entre eux. Nous sommes au Cap Est, le havre de paix des blancs créoles. C’est ici qu’habite Alain Huygues Despointes, sa famille a débarqué en Martinique il y a quatre siècles. Au Cap Est, il n’y a que des grandes propriétés à l’abri des regards. On est dans un quartier bien particulier, ici ?

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Oui : ici, on appelle ça « békés land ».

JOURNALISTE Il y a beaucoup de propriétés qui ont des grands murs !

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Les gens s’isolent car il y a toujours un peu de délinquance...

JOURNALISTE Même ici ?

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Un petit peu, mais moins qu’ailleurs...

JOURNALISTE Derrière les clôtures, de grandes villas avec piscine et terrain de tennis. Impossible d’apercevoir ce luxe de l’extérieur : la communauté békée se veut discrète sur ses richesses. Alain Huyges Despointes est le seul qui ait accepté de nous ouvrir les portes de sa maison. Une demeure de style colonial dans un parc de trois hectares avec vue imprenable sur la baie. À 82 ans, cet homme est une figure de la Martinique. L’industriel le plus puissant de l’île, issu d’une grande famille de colons arrivée ici en 1650.

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Vous voyez la Pointe Jacob ? Tout ça m’a appartenu... Toute la partie que vous voyez là, c’était des moutons. C’était un élevage de moutons. C’est un bien qui appartenait à mon beau-père : c’est ma femme qui a hérité de ça.

JOURNALISTE Aujourd’hui encore, les grandes familles békées détiennent la majorité du foncier en Martinique. 52 pour 100 des terres agricoles appartiennent à moins de un pour 100 de la population. Des terres qui se transmettent de famille en famille depuis le XVIIe siècle.

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Je vais vous montrer un document qui va vous intéresser. Pour connaître un peu l’histoire des colons de la Martinique, on nous appelle aujourd’hui les békés mais on va voir avec ce document qu’ils sont pratiquement tous apparentés. Ils descendent tous d’un ancêtre qui s’appelle Jean Assier.

JOURNALISTE 10 générations de colons aristocrates ont façonné la petite communauté békée.

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Toutes les familles sont là : les Hayot, les Duchamps, les Despointes, les Plissonneau, les de Reynal…

JOURNALISTE Au bout de l’arbre généalogique, il reste aujourd’hui 2 à 3000 personnes toutes unies par les liens du sang.

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Là, vous avez mes enfants : José, Laurent, Thierry et Marie-Christine que vous avez vue ce matin.

JOURNALISTE Comment une si petite communauté a-t-elle pu perdurer ainsi à travers les siècles ? Les blancs créoles martiniquais sont une exception historique. Tout commence en 1635 : des aristocrates français débarquent pour coloniser la Martinique, une île volcanique de 1000 kilomètres carrés. Considérés comme une marchandise, les esclaves importés d’Afrique meurent à la tâche dans les plantations. Les békés prospèrent jusqu’à la Révolution. 1793 : Ta terreur s’abat sur la France ses colonies. Les nobles sont décapités, l’esclavage est aboli, sauf en Martinique. Protégé par la Couronne d’Angleterre, les békés martiniquais échappent à la guillotine.

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Ils ont été malins : ils ont fait entrer les Anglais ici. Les Anglais nous sont protégés pendant cinq ou six ans. Pendant la Terreur. Ça n’a pas été pareil en Guadeloupe.

JOURNALISTE Qu’est-ce qui s’est passé, en Guadeloupe ?

ALAIN HUYGUES DESPOINTES En Guadeloupe, le gouverneur a été envoyé par la Terreur. Il a pratiquement guillotiné tous les colons.

JOURNALISTE La Révolution passée, la Martinique devient française. Les planteurs békés continuent à employer des esclaves : au total, plus de 700 000 Africains ont été déportés dans les Antilles françaises, un crime contre l’humanité reconnu par la loi en 2001, un crime qui n’est toujours pas admis par la communauté békée.

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Les historiens exagèrent un petit peu les problèmes. Ils parlent surtout du mauvais côté de l’esclavage mais il y a des bons côtés aussi. C’est là où je ne suis pas d’accord avec eux.

JOURNALISTE C’est quoi, les bons côtés de l’esclavage ?

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Il y a des colons qui étaient très humains avec leurs esclaves. Qui les ont affranchis... Qui leur donnaient des possibilités d’avoir un métier, des choses...

JOURNALISTE Pourtant, c’est grâce à l’économie esclavagiste que les familles békées ont fait leur fortune. Après l’abolition en 1848, les anciens esclaves deviennent des salariés mais les patrons békés restent les maîtres de l’économie. Le clivage racial est omniprésent. En 1960, voilà ce que déclarait un parent de Bernard Hayot devant les caméras de l’ORTF.

JOURNALISTE M. Hayot est un béké. C’est facile à mener, des ouvriers noirs ?

M. HAYOT Oui... Le noir, c’est comme un enfant : il faut être juste. On en obtient ce qu’on veut.

JOURNALISTE Vous êtes un béké. Qu’est-ce qu’un béké ?

M. HAYOT C’est ce qu’il y a de mieux. Les békés, ce sont les descendants des blancs européens qui se sont reproduits en race pure dans les colonies.

JOURNALISTE 48 ans plus tard, le discours n’a pas vraiment changé. Aujourd’hui encore, la pureté du sang est un critère d’appartenance à la communauté.

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Quand je vois des familles métissées, avec des blancs et des noirs, les enfants naissent de couleurs différentes. Il n’y a pas d’harmonie. Il y en a qui naissent avec les cheveux comme moi, et d’autres avec des cheveux crépus dans la même famille, avec des couleurs de peau différentes. Moi, je trouve pas ça bien. On a voulu préserver la race.

JOURNALISTE Certains békés qui se marient avec des gens de couleur sont exclus de la communauté. Sans métissage, le patrimoine a pu rester dans le giron des grandes familles. La communauté békée représente aujourd’hui moins de un pour 100 de la population et concentre près de 20 pour 100 de la richesse de l’île. 10 kilomètres plus loin, la ville de Fort-de-France. Nous sommes dans une cité HLM. C’est ici que vit Erika, 27 ans, employée de mairie, elle gagne le Smic, 1022 euros par mois. Et ce qui la préoccupe, c’est de réussir à remplir son caddie toutes les semaines car ici, avec le Smic, mieux vaut ne pas être trop gourmand, même dans un supermarché hard discount.

ERIKA Ça, j’achète plus. Avant, je buvais beaucoup de lait. 92 centimes la brique, on arrondit à un euro, ça fait six euros le pack de lait. Trop cher !

JOURNALISTE Vous buvez plus de lait ?

ERIKA Je bois plus de lait.

JOURNALISTE Erika fait aussi l’impasse sur le rayon légumes.

ERIKA On n’achète pas de pommes de terre. C’est vrai, la salade de concombre, j’adore, mais non : c’est trop cher au kilo.

JOURNALISTE Même problème du côté des desserts...

ERIKA J’aime bien les crèmes brûlées, ou bien les mousses au chocolat mais non : ça coûte trop cher. J’évite. Je les regarde, triste, dans le supermarché.

JOURNALISTE Ni laitages, ni viande, ni légumes. Avec son salaire, Erika a le régime d’une étudiante.

ERIKA Des spaghettis... Ça, c’est 90 pour 100 de mon alimentation.

JOURNALISTE Un quart de ses revenus passe dans l’alimentation. 250 euros par mois minimum, mais avec ça, elle n’a pas grand-chose au fond du caddie. En Martinique, on appelle ça la vie chère. Car les prix affichés dans les magasins atteignent des records. Nous avons comparé les prix des hypermarchés Carrefour entre la métropole et la Martinique. Ici, le kilo de pâtes vaut 3,85 euros. La même marque est affichée à 1,65 euros en région parisienne : c’est deux fois et demi moins cher. Une simple tablette de chocolat est vendue près de cinq euros contre deux euros dans l’Hexagone. Au rayon frais, c’est encore pire : quatre pots de yaourt à près de huit euros, c’est quatre fois le prix pratiqué en métropole. Des prix qu’on impute systématiquement à l’insularité de la Martinique. Le coût du transport maritime renchérit les marchandises importées mais ça n’explique pas tout. Car même la banane, l’emblème de la Martinique, est ici plus chère qu’en métropole. Nous avons constaté une différence de prix de 40 pour 100. Alors comment expliquer des prix aussi élevés ? Un économiste martiniquais accuse les grandes familles d’être en partie responsables de cette vie chère. Nous sommes chez Michel Branchi, ancien directeur de la Concurrence et de la répression des fraudes en Martinique.

MICHEL BRANCHI C’est purement un phénomène économique. C’est le fait qu’un petit nombre d’opérateurs opèrent sur un petit marché. Tout ce qui est la grande distribution, y compris le bricolage, le ménage, etc., appartiennent à un groupe. Et dans ces groupes, nous retrouvons les grandes familles connues de la Martinique.

JOURNALISTE Depuis les containers jusqu’aux rayons, les intermédiaires sont souvent des groupes békés. Ils possèdent les usines de production locale et les principaux propriétaires des supermarchés, là encore, ce sont des entrepreneurs békés. Trois grandes familles possèdent près de 40 pour 100 des grandes surfaces de l’île. Avec les enseignants Carrefour, Champion, 8 à huit, Maddy Marché ou encore Leader price. Un concurrent a porté plainte l’an dernier compte cette hégémonie. Depuis 20 ans, Robert Parfait résiste aux blancs créoles dans la grande distribution. Et même si sa peau est blanche, ce n’est pas un béké : c’est un métisse car du sang noir coule dans ses veines. Il dénonce un abus de position dominante. Le groupe Carrefour détient plus de 25 pour 100 des surfaces commerciales de l’île et ça, c’est illégal.

ROBERT PARFAIT Il y a un texte de loi qui dit que dans les départements d’Outre-mer, aucun groupe ou enseigne ne doit avoir plus de 25 pour 100 des parts de marché. Et il se trouve qu’il y a un groupe, une enseigne plutôt, qui, elle, a 43 pour 100 de parts de marché. Aujourd’hui, ce qui se passe, le groupe Hayot est effectivement l’un des plus gros représentants du groupe Carrefour et donc, il se retrouve directement visé.

JOURNALISTE Sur les trois hypermarchés Carrefour de l’île, Bernard Hayot en possède deux. En Martinique, comme dans les autres départements d’outre-mer, la loi n’est pas toujours respectée en matière de concurrence. C’est ce que souligne noir sur blanc un rapport parlementaire publié en 2007.

EXTRAIT DE RAPPORT Votre rapporteur a pu constater que les circuits d’importation et de distribution étaient bien souvent dans les mains d’un petit nombre d’entreprises parfois familiales qui se partagent un marché captif. Cette situation est évidemment nuisible pour le consommateur qui ne peut choisir qu’entre des produits chers.

JOURNALISTE Les familles békées détiennent près de la moitié des grandes surfaces mais pas seulement : on les retrouve aussi dans l’agriculture, les usines, et dans l’industrie agroalimentaire. Ils sont en situation de quasi-monopole. Ils peuvent imposer librement leurs tarifs. Nous retrouvons Alain Huygues Despointes, c’est le poids lourd de l’agroalimentaire. Et ses deux seuls concurrents sont un cousin et son ami Bernard Hayot. Dans l’île, il produit la majorité des jus de fruits, les trois quarts des sodas, 80 pour 100 des crèmes glacées, 70 pour 100 des yaourts et du fromage blanc. Il a même le monopole sur les confitures. Et quand on parle des prix des produits en rayon, on nous répond : coûts de production plus élevés qu’en métropole.

ALAIN HUYGUES DESPOINTES Nos produits sont au sucre de canne ! Globalement, on a un surcoût lié à notre éloignement, à l’étroitesse du marché. Il y a effectivement un surcoût de production qui est de l’ordre de 15 ou 20 pour 100 par rapport aux produits qui sont fabriqués dans des usines je dirais similaires aux nôtres en métropole.

JOURNALISTE Des coûts de production plus élevés, et pourtant, les industriels d’outre-mer bénéficient d’un sérieux coup de pouce de l’État. C’est ce qu’on appelle la défiscalisation. Une loi qui permet à Alain Huygues Despointes d’investir dans ses machines au lieu de payer des impôts, et il ne s’en cache pas.

ALAIN HUYGUES DESPOINTES On a de très belles machines, grâce à la défiscalisation ! C’est important !

JOURNALISTE Malgré ces privilèges fiscaux, les prix pour les Martiniquais ne baissent pas. Dans le même rapport parlementaire, les députés stigmatisent les marges des industriels.

EXTRAIT DE RAPPORT Monopoles et oligopoles conduisent à des prix de ventes disproportionnés et complètement injustifiables qui ne sont pas fondés sur les coûts de production.

JOURNALISTE Les entreprises békées ont la mainmise sur la production, sur la distribution. Ils maîtrisent aussi les circuits d’importation. Un container de nourriture sur deux qui arrive en Martinique est importé par des groupes békés. Ils ont toute latitude ensuite pour décider de leurs marges et fixer leurs tarifs. C’est ce que dénonce encore Robert Parfait.

ROBERT PARFAIT Vous retrouvez toujours les mêmes approvisionnements et les mêmes importateurs à la base. Nous, par exemple, chaque fois que vous achetez un produit Lu, c’est un importateur local qui en bénéficie.

JOURNALISTE Qui sont ces importateurs ?

ROBERT PARFAIT Certains grands groupes. D’ici.

JOURNALISTE Les deux premiers importateurs de l’île, c’est d’abord le groupe Bernard Hayot via sa filiale Sodicar. Le deuxième, c’est la société Sogedial dont le propriétaire est le neveu d’Alain Huygues Despointes. Sur le site Internet de cet intermédiaire, plus de 50 000 produits et l’exclusivité sur l’importation d’un grand nombre de marques. Éric de Lucy, le bras droit de Bernard Hayot, minimise le poids économique des békés et préfère parler des marchés qui leur échappent.

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU Dans chacun de nos hypermarchés, nous avons 30 000 articles. Est-ce que c’est ça, les secteurs-clés de l’économie de pays ? Les grands secteurs de l’économie, qui sont la finance, qui sont les transports, qui sont les compagnies d’assurances, qui sont l’énergie ne sont pas entre les mains, pas une seule activité d’aucun de ces secteurs n’est entre les mains des békés.

JOURNALISTE La banque, les stations-service : des secteurs qui étaient aux mains des groupes békés il y a une dizaine d’années encore. Depuis 1945, l’hégémonie des blancs créoles est certes sur le déclin mais les entreprises békées pèsent toujours près d’un milliard d’euros. Cette suprématie économique rappelle à certains Martiniquais l’asservissement aux aristocrates de jadis. Nous sommes aux commémorations de l’abolition de l’esclavage.

ANTI-COLONIALISTES Les nègres marron ne sont pas encore morts ! Ils ne sont pas encore morts et ils demandent réparation !

JOURNALISTE Un siècle et demi après l’abolition, 3000 descendants d’esclaves demandent à l’État français une réparation financière et une redistribution des terres.

INTERVIEWÉ On demande simplement aux gens qui ont reconnu le crime contre l’humanité, il a été également une spoliation et privation de tous les droits et respects de l’homme.

INTERVIEWÉ L’État, je ne te demande pourquoi tu as fait ça. L’État, pourquoi tu as fait ça ?

JOURNALISTE À l’origine de ce mouvement, un maire indépendantiste tendance radicale. Garcin Malsa a porté plainte contre l’État française et réclame des dommages et intérêts astronomiques. 200 milliards d’euros en réparation de 300 ans de servitude.

GARCIN MALSA La réparation ne concerne pas seulement l’État français : ça concerne les békés. Ils continuent aujourd’hui à piller les ressources martiniquaises et créer en même temps un apartheid économique, parce qu’ils ont tout accaparé du monde économique, tout accaparé du monde foncier, tout apparat accaparé du monde import-export. Donc une minorité des gens ne peut pas décider pour une majorité dans ce pays.

JOURNALISTE Les revendications de la rue n’atteignent pas la minorité békée. Leurs préoccupations sont ailleurs : plus loin, à 8000 kilomètres de là. C’est à Paris qu’Éric de Lucy et ses collaborateurs défendent leurs intérêts. Ce matin, ils ont rendez-vous au palais de l’Élysée. Ils s’y rendent plusieurs fois par an.

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU À l’Élysée, nous sommes chez le président de la République et chez ses conseillers et je les remercie de l’accueil toujours courtois et attentif qu’ils nous font.

JOURNALISTE Son bras droit, Gérard Bally, est un béké installé à Bruxelles. C’est lui qui assure le lien entre la Martinique et les cabinets parisiens.

GÉRARD BALLY Ça fait 20 ans qu’on est installés dans le jeu institutionnel et qu’on essaie de faire entendre notre droit sur l’ensemble des dossiers des Dom et quand il faut faire avancer un dossier dans un sens, en général, on a les moyens de convaincre nos interlocuteurs.

JOURNALISTE Effectivement, Éric de Lucy et ses collaborateurs sont ici comme chez eux.

GARDE Une pièce d’identité s’il vous plaît ?

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU Je n’en ai pas !

JOURNALISTE Sans pièce d’identité, Éric de Lucy pénètre sans encombre à l’Élysée. Il a rendez-vous avec un conseiller de Nicolas Sarkozy. L’enjeu est important : la banane martiniquaise est menacée. Ses concurrents américains veulent forcer l’Europe à baisser ses droits de douane.

GÉRARD BALLY Le dossier de la banane est un dossier que je qualifierai du plus important, et mon rôle est de faire en sorte que les décisions institutionnelles prises concernant ce secteur soient conformes à ce qu’il faut qu’elles soient pour que le secteur se développe, survive et se développe.

JOURNALISTE Vous faites du lobbying ?

GÉRARD BALLY C’est ce que l’on appelle le lobbying. Tout à fait.

JOURNALISTE Entre les lobbyistes et le conseiller du président pour l’outre-mer, le tutoiement est de rigueur. Les hommes se connaissent bien.

JOURNALISTE M. Biancarelli, vous connaissez bien Eric de Lucy, c’est pas la première fois que vous le rencontrez ?

OLIVIER BIANCARELLI Ah non, c’est le moins que l’on puisse dire ! Je le connais depuis quatre ou cinq ans, et c’est quelqu’un qui est très connu comme étant un défenseur extrêmement actif de la cause de la banane antillaise qui est considéré partout à Paris comme un interlocuteur très crédible et qui nous permet d’être toujours informés, en confiance : quand des informations sont remontées, on sait qu’elles sont fiables et c’est ce qui nous permet régulièrement de pouvoir défendre les dossiers au bon niveau, y compris à Bruxelles.

JOURNALISTE Bruxelles, c’est le sujet du jour. Car la réglementation européenne risque de ne plus être conforme aux intérêts martiniquais. Les tractations se font à huis clos mais ce jour-là, Éric de Lucy obtient le feu vert de l’Élysée pour mener une opération d’envergure à la Commission européenne. L’Europe a décidé de baisser son droit de douane sur les importations de bananes en provenance d’Amérique du Sud. C’est le plus gros concurrent des producteurs martiniquais. Gérard Bally mène la contre-attaque diplomatique. Qu’est-ce qui va se passer, aujourd’hui, d’important ?

GÉRARD BALLY On va renverser la position. On va renverser la position de la Commission européenne.

JOURNALISTE Comment vous allez faire ?

GÉRARD BALLY On va être très habiles.

JOURNALISTE Les békés martiniquais ont eu l’idée de faire venir à Bruxelles les pays africains producteurs de bananes. Objectif : renforcer la pression sur la Commission européenne. La Côte d’Ivoire et le Cameroun, eux aussi des concurrents de la banane sud-américaine.

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU On est dans un réel rapport de force.

JOURNALISTE La stratégie de Gérard Bally consiste à envoyer la Côte d’Ivoire et le Cameroun en première ligne pour défendre leurs intérêts communs.

GÉRARD BALLY Il faut qu’on soit discrets ! Je vais dire à Leopoldo, en arrivant, tout à l’heure, de faire une introduction de 30 secondes et de laisser la parole aux Africains.

JOURNALISTE Ils ont rendez-vous chez le président de la Commission européenne, Jose Manuel Barroso, et jusqu’à la dernière minute, Gérard Bally motive ses troupes.

GÉRARD BALLY Il faut que ce soit vous qui interveniez chez Barroso ! Là, il faut que vous le fassiez vraiment. Votre message, il est percutant. Il faut vraiment le faire.

JOURNALISTE L’intervention d’Anatole Ibanda, patron de la banane camerounaise, est cruciale. C’est lui qui a la lourde tâche de menacer la Commission de ne pas signer d’importants accords commerciaux avec l’Europe.

ANATOLE IBANDA Je ne suis pas la clé du succès. Tous les producteurs ont un rôle important.

JOURNALISTE Vous avez un poids politique, une forte de frappe beaucoup plus forte !

JOURNALISTE À 10 mètres de la porte de la présidence de la Commission, nos questions deviennent gênantes pour Gérard Bally.

GÉRARD BALLY Il casse les pieds, celui-là !

JOURNALISTE Les planteurs békés sont tendus : l’avenir de la banane martiniquaise va se jouer dans ce bureau. C’est une réunion importante ?

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU Importante, oui, parce qu’on est au cabinet du président de la Commission européenne, M. Barroso. Et dans la situation de la négociation actuelle de la banane, il est évidemment extrêmement important que nous puissions nous faire écouter, j’espère entendre mais en tout cas écouter de Monsieur le président Barroso.

JOURNALISTE L’homme à convaincre aujourd’hui, c’est Jean-Claude Thébault, le bras droit du président de la Commission européenne.

JEAN-CLAUDE THEBAULT C’est très impressionnant ! Je suis tout seul...

JOURNALISTE En bon stratège, Gérard Bally reste en retrait et avance son premier pion : le représentant espagnol. L’Espagne est elle aussi un gros producteur de bananes.

REPRÉSENTANT ESPAGNOL Merci beaucoup de nous accueillir. Monsieur, une baisse du droit de douane aura eu de graves conséquences pour les producteurs de bananes.

JOURNALISTE La stratégie est bien huilée : le Cameroun rentre maintenant dans la partie. Reste notre caméra.

GÉRARD BALLY Il faut arrêter de filmer ! C’est une réunion vachement confidentielle...

JOURNALISTE Gérard Bally nous demande de quitter la pièce. À la sortie, les bananiers martiniquais ont le sourire. Comment ça s’est passé, M. de Lucy, alors ?

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU Impeccable !

JOURNALISTE Ça veut dire quoi, impeccable ?

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU Ça veut dire que c’était confidentiel : on peut pas vous en dire plus.

JOURNALISTE Est-ce que ça s’est bien passé, ou pas ?

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU Mademoiselle, vous ne voulez pas me débarrasser de cet individu ?

JOURNALISTE Les Martiniquais viennent de marquer un premier point à Bruxelles. Reste à s’assurer du soutien du ministre de l’Agriculture à Paris.

GÉRARD BALLY C’est pas lui ? Si, derrière, c’est Ibanda.

JOURNALISTE Gérard Bally retrouve Anatole Ibanda, son acolyte camerounais. Et apparemment, il est content de sa prestation devant la Commission européenne.

GÉRARD BALLY J’ai trouvé Ibanda très bon ! Il faut garder la main sur ce mec-là. Quand on réfléchit, on avait tous un peu les mêmes objectifs hier, mais on les a mis en avant par stratégie, quoi.

JOURNALISTE Éric de Lucy et Gérard Bally n’ont pas tout à fait finalisé leur opération. Il faut maintenant convaincre le ministre de l’agriculture, Michel Barnier, de devenir leur porte-parole. C’est une réunion très importante, aujourd’hui ?

ERIC DE LUCY DE FOSSARIEU Comme hier ! Comme avant-hier, comme demain ! Nous n’avons que des réunions très importantes, mon cher journaliste...

JOURNALISTE Cette fois, les Martiniquais ont réussi à organiser un mini-sommet de la banane avec des hommes d’État.

INTERVIEWÉ C’est le ministre, qui nous accompagne.

JOURNALISTE De quel pays ?

INTERVIEWÉ La Côte d’Ivoire.

JOURNALISTE Les ministres de l’Agriculture de la Côte d’Ivoire, de Madagascar, du Suriname ou encore du Cameroun. Éric de Lucy se défend de faire de la politique mais en Martinique, tout le monde sait qu’il est un des vrais patrons de l’île. François-Xavier Guillerm est bien le correspondant du plus grand journal martiniquais, France-Antilles.

FRANÇOIS-XAVIER GUILLERM C’est un Martiniquais qui pèse : il en a sous le pied, comme on dit ! Les békés, ils ont le pouvoir. Ils ont le pouvoir économique.

JOURNALISTE Ont-ils aussi le pouvoir politique ?

FRANÇOIS-XAVIER GUILLERM Non. La région n’est pas aux mains des békés. Les départements ne sont pas aux mains des békés, les communes ne sont pas aux mains des békés. Pour eux, le pouvoir est économique, et c’est ainsi qu’ils agissent. Ils n’ont pas tort, d’ailleurs !

JOURNALISTE Effectivement, les békés ne briguent jamais de mandats mais quand il s’agit de défendre leur business, ils savent faire de la politique et même de la diplomatie. Derrière ce tour de table des puissances bananières, il y a la main d’Éric de Lucy et le carnet d’adresses de Gérard Bally. Ce sont eux qui ont convaincu Michel Barnier d’organiser ce sommet. Si cette réunion a lieu aujourd’hui, c’est un peu parce que vous avez oeuvré pour que tout le monde se retrouve autour de la table ?

GÉRARD BALLY Tu vas pas me faire dire devant mes partenaires des trucs comme ça !

JOURNALISTE Mais c’est un peu vrai ?

GÉRARD BALLY C’est un peu vrai...

JOURNALISTE C’est vous qui êtes aux manettes, quand même...

GÉRARD BALLY Je suis un technicien, un technicien consciencieux.

JOURNALISTE Après une heure de réunion, Gérard Bally a gagné son pari. Suivi par 10 pays producteurs de bananes, Michel Barnier prend officiellement position contre la baisse du droit de douane sur les bananes sud-américaines.

MICHEL BARNIER Ce soir, le président de la Commission européenne, M. Barroso, le président du Parlement européen, M. Pöttering, le directeur général de l’OLC, M. Lamy, un communiqué commun que nous avons tous signé au terme de cette réunion.

JOURNALISTE Pour l’instant, la Commission européenne n’a pas encore pris de décision définitive. L’influence du lobby béké, entre Paris et Fort-de-France, peut aller beaucoup plus loin. Au point de provoquer un scandale en 2007 : à cause d’un pesticide, le Chlordécone, toute la Martinique est durablement polluée.

JOURNALISTE Une affaire de santé publique, à présent… Les sols de la Martinique pollués après des années d’utilisation de pesticides. On dit du Chlordécone qu’il a une forte rémanence. Parce que la molécule peut vivre des siècles.

JOURNALISTE Nous sommes sur la propriété de Laurent de Meillac, un béké à la tête de trois exploitations. Plus de 200 hectares de bananes traités au Chlordécone pendant des années, ce pesticide particulièrement toxique. Il ne veut pas s’étendre sur cette affaire. Il préfère nous vanter les mérites du nouveau procédé qui a remplacé le Chlordécone. Vous n’utilisez plus de Chlordécone ?

LAURENT DE MEILLAC Il y a très longtemps que l’on ne l’emploie plus. Ç’a été remplacé par ce piège à charançons.

JOURNALISTE Le charançon : c’est pour lutter contre ce nuisible que les producteurs de bananes ont répandu près de 6000 tonnes de Chlordécone sur leurs terres pendant des années. Il y a quand même une grosse pollution au Chlordécone ?

LAURENT DE MEILLAC Non. Parce qu’on fait des analyses régulièrement et on va trouver des traces, mais dans le sol. Dans le régime, non. Dans le sol, oui.

JOURNALISTE C’est pas un peu inquiétant, quand même ?

LAURENT DE MEILLAC Écoutez, c’est plus embêtant qu’inquiétant. Parce que ça nous interdit de faire d’autres choses que de la banane.

JOURNALISTE Embêtant, le mot est fait faible, vu la gravité de la pollution. Mais ce qui fait scandale, c’est surtout que ce pesticide est depuis très longtemps classé parmi les 20 poisons les plus toxiques au monde. Prohibé aux États-Unis depuis 1976, il est interdit en France en 1990. Pourtant, le Chlordécone a continué à être répandu sur les bananeraies martiniquaises trois années après son interdiction. L’affaire fait les titres des journaux télévisés en 2007.

JOURNALISTE La culture de la banane a-t-elle empoisonné aveuglément les autres terres agricoles ? L’État et les planteurs békés accusés d’avoir continué à empoisonner les Antillais au Chlordécone…

JOURNALISTE La banane elle-même n’est pas touchée par cette pollution. Le fruit résiste à la contamination au pesticide qui est fixé dans le sol. Mais aujourd’hui, la moitié des terres agricoles de la Martinique est contaminée. Résultat : des cultures maraîchères comme la patate douce ont été interdites sur des centaines d’hectares. Des terres en jachère et des dizaines d’agriculteurs sans rien à produire du jour au lendemain. C’est l’histoire de Jocelyn Louise, un pisciculteur installé au beau milieu d’une ancienne bananeraie. Depuis un an, les bassins d’élevage sont à l’abandon. Il n’a plus le droit de vendre ses écrevisses.

JOCELYN LOUISE Ici, il y avait une très grande exploitation bananière. 84 hectares. Forcément, si les gens utilisaient le pesticide contenant le Chlordécone, eh bien avec le ruissellement des eaux des exploitations, ça a pollué la rivière et l’écrevisse, la chair de l’écrevisse est polluée par cette eau.

JOURNALISTE Dans l’eau de ces bassins, on retrouve des doses de Chlordécone 140 fois supérieures à la norme. Et pendant 15 ans, Jocelyn Louise a vendu sans le savoir des tonnes d’écrevisses contaminées aux hôtels et restaurants martiniquais. Les analyses réalisées l’an dernier sur ces crustacés sont alarmantes.

JOCELYN LOUISE Les prélèvements effectués sur mon exploitation montrent que l’on a trouvé 1324 microgrammes de Chlordécone par kilo pour l’écrevisse, soit 65 fois la norme autorisée. Donc oui, le consommateur martiniquais a consommé des produits avec du Chlordécone.

JOURNALISTE Le Chlordécone a contaminé toute la chaîne alimentaire. L’eau, la végétation, les animaux. Et même le corps humain. On retrouve des traces de pesticides dans le lait maternel et dans le sang du cordon des nouveau-nés. Reconnu potentiellement cancérigène depuis 1979, le Chlordécone pourrait-il être à l’origine des taux de cancers très élevés en Martinique ? C’est la question que soulève le professeur Belpomme, cancérologue à l’hôpital Georges Pompidou à Paris.

DOMINIQUE BELPOMME Ici, quand on prend les courbes officielles à partir des données officielles, eh bien on voit que l’augmentation des cancers de la prostate, on voit que c’est une augmentation en métropole qui est relativement lente alors qu’en Martinique, vous voyez que ça croît de façon exponentielle. Aujourd’hui, ce qu’il faut savoir, c’est que le taux des cancers de la prostate en Martinique et en Guadeloupe, c’est le record du monde. Il est clair que si vous voulez, ces cancers de la prostate ne sont pas tombés du ciel. Les pesticides que l’on a pulvérisés en grande quantité dans l’île sont à considérer...

JOURNALISTE En 1990, c’est la réglementation européenne qui oblige la France à interdire officiellement l’utilisation du Chlordécone. Surprenant : le gouvernement accorde une dérogation aux planteurs de bananes. C’est ce que dénonce l’association Non au Chlordécone. Leur avocat Georges Emmanuel Germany a porté plainte contre l’État pour empoisonnement.

GEORGES-EMMANUEL GERMANY En 90, l’État va décider qu’on arrête l’utilisation de ce produit. Il va interdire l’utilisation, la commercialisation du produit mais de 90 à 93, tous les six mois ou tous les ans, il y aura une prorogation : c’est-à-dire qu’on sait qu’un produit est toxique pour l’environnement et pour la santé et pendant trois ans, l’État, en pleine connaissance de cause, va empoisonner deux populations : les Martiniquais et les Guadeloupéens.

JOURNALISTE Pourquoi l’État a-t-il accordé des dérogations aux planteurs de bananes ? Le dernier ministre de l’Agriculture qui a reconduit l’utilisation du Chlordécone, c’est Jean-Pierre Soisson.

JOURNALISTE Lorsque vous donnez une dérogation au Chlordécone, vous savez que c’est dangereux !

JEAN-PIERRE SOISSON Non, on ne le sait pas vraiment et l’on n’a jamais prouvé. Ce que j’ai fait, j’en assume la responsabilité : j’ai prolongé l’utilisation du produit pendant six mois pour faire, pour permettre la venue d’un produit de substitution.

JOURNALISTE À l’époque, il y avait déjà des produits de substitution !

JEAN-PIERRE SOISSON Non. À l’époque, ils étaient incapables de gérer le maintien, je dis bien le maintien de la production sans utiliser un tel produit.

JOURNALISTE Pourtant, dans la dérogation que le ministère de l’Agriculture adresse aux planteurs en 1992, il y a déjà des alternatives au Chlordécone.

EXTRAIT DE DÉROGATION Je vous rappelle qu’il existe d’autres produits autorisés pour lutter contre ce parasite.

JOURNALISTE Malgré tout, les bananiers sont autorisés à employer le Chlordécone jusqu’en septembre 1993. Qui vous a demandé cette dérogation ?

JEAN-PIERRE SOISSON À l’époque ? Vous revenez à quoi ? La dérogation de...

JOURNALISTE Chlordécone.

JEAN-PIERRE SOISSON C’est sur dérogation du préfet de la Martinique. C’est monté par les voies administratives normales. C’est pas du tout par les voies, si vous voulez me faire dire, Éric de Lucy ou Éric Hayot, pas du tout !

JOURNALISTE La dérogation du ministre Soisson est pourtant bien adressée au frère de Bernard Hayot, Yves Hayot. A l’époque, il est à la fois le patron du syndicat de la banane et le directeur des établissements Lagarrigue, l’entreprise qui commercialise le Chlordécone. Pour la première fois, Yves Hayot accepte de répondre aux questions d’un journaliste sur cette polémique.

YVES HAYOT La première fois que nous avons vendu du Chlordécone, il était autorisé partout dans le monde entier, y compris aux États-Unis.

JOURNALISTE En 1990, c’était interdit, en France, et vous, vous arrivez à...

YVES HAYOT On n’a pas interdit en France : on a interdit le Chlordécone parce qu’il avait beaucoup de rémanence. Et on a obtenu ici pendant un an ou deux ans après l’autorisation de s’en servir parce qu’il n’y avait aucun produit pour le remplacer.

JOURNALISTE C’est vous qui avez demandé au gouvernement d’avoir une rallonge ?

YVES HAYOT Non, c’est moi, c’est les bananiers, c’est tout le monde, c’est toute la profession qui a demandé une rallonge. Et le gouvernement a donné sa rallonge sans aucun problème.

JOURNALISTE L’État a-t-il sacrifié le principe de précaution au profit des intérêts des planteurs de bananes ? Jean-Pierre Soisson concède aujourd’hui qu’il aurait pu faire autrement.

JOURNALISTE Si c’était à refaire, vous feriez quoi ?

JEAN-PIERRE SOISSON Si c’était à refaire, difficile de dire maintenant : on va autoriser le Chlordécone comme ça. Si c’était à refaire, je donnerai moins la priorité au maintien de la production bananière.

JOURNALISTE Donner moins la priorité aux intérêts de la banane, en clair : Jean-Pierre Soisson aurait probablement pris plus de précautions pour la santé des Martiniquais. Yves Hayot a la conscience tranquille.

YVES HAYOT Le principe de précaution, c’est quelque chose qui certainement va coûter très cher à la France. Mais les Français aiment ça ! Voilà.

JOURNALISTE Avoir négligé le principe de précaution risque surtout de coûter très cher aux Martiniquais et à leur santé. C’est ce qu’affirme le professeur Belpomme.

DOMINIQUE BELPOMME À partir du moment où ce pesticide organochloré est une molécule CMR, c’est-à-dire cancérigène mutagène reprotoxique, à partir du moment où les nouveau-nés sont contaminés, même par des faibles doses et d’autant plus qu’il s’agit de faibles doses, il est clair qu’il s’agit que ces nouveau-nés là feront dans les années à venir, quand je n’en sais rien, mais dans les années à venir, des maladies liées à la Chlordécone.

JOURNALISTE Aujourd’hui, les hommes d’affaires békés auraient du mal à obtenir de telles dérogations. Leur influence est toujours importante mais elle s’érode. En Martinique, sur une population de 400 000 habitants, les 100 familles békés ont de plus en plus de mal à résister à la loi du nombre. La citadelle békée a près de quatre siècles, elle a résisté à la révolution française. Saura-t-elle trouver sa place dans un monde qui ouvre ses frontières, dans un monde inéluctablement métissé ?

PRÉSENTATEUR Vendredi prochain, pas d’émission, mais une soirée spéciale gangster que je vous recommande tout particulièrement. Nous, nous nous retrouvons dans deux semaines et nous vous raconterons la traque d’un dictateur. 40 000 morts, c’est le triste bilan du régime d’Hissein Habré, ancien président du Tchad, un pays soutenu à l’époque par la France et par les États-Unis. Aujourd’hui, un avocat veut faire juger Hissein Habré. Y parviendra-t-il ? Eh bien rendez-vous dans deux semaines. D’ici là, continuez de vous informer sur Canal. Bon week-end, à bientôt.

LUTTONS FERMEMENT MAIS CORRECTEMENT CONTRE LE RACISME

Tribune de Titor DEGLAS

L’émission de Canal + rediffusée vendredi 6 février 2009 sur la puissance des Békés de marti-nique a sans doute surpris plus d’un téléspectateur par l’arrogance et la sérénité cynique de cette caste raciste et endogamique.

Disons tout de suite que les Blancs-Créoles de Guadeloupe ne sont pas éloignés de leurs « cousins de l’île-soeur », sauf qu’ils sont plus faibles économiquement et ethniquement plus éclatés. Il y a encore, ici et là, chez nous, quelques anciens « békélands » (jadis à St-Claude), mais ce sont surtout les Français qui, aujourd’hui, par le biais de sociétés immobilières, tentent de « se regrouper », à St-François, à St-Rose ou sur la Côte-sous-le-Vent…

Le racisme négrophobe, comme toutes les autres ségrégations de par le monde, est très ancien.
L’émergence et l’évolution des sociétés de classes (esclavagisme, féodalisme et capitalisme) ont toujours généré des idéologies, parfois érigées en doctrines (cf. l’antisémitisme, le nazisme), prêchant le mépris, l’intolérance et la ghéttoïsation à l’égard de groupes humains. FANON a écrit
« Lorsque l’on parle des Juifs, c’est de toi qu’on parle ! ».

En Afrique, l’esclavagisme tribal fournit à Rome, durant des siècles, des esclaves et des fauves pour ses jeux de cirque. Le réservoir humain de l’Europe fut également les pays slaves, d’où l’on a tiré d’ailleurs de mot « esclave ». Les Vénitiens et les Arabes du Sud furent de zélés commerçants esclavagistes. La colonisation de masse, européenne, du Nouveau Monde mit en place un esclavage-de-plantation avec la béné-diction de l’Eglise, l’Afrique subsaharienne devenant le second réservoir humain. Mais tout comme les hommes ignoraient l’existence des microbes jusqu’à la fin du 19e siècle, ceux-ci ont cru longtemps à l’existence des races.

Les livres français de géographie de l’après-guerre expo-saient, avec des images, les quatre races humaines, la « rouge » et la « noire » étant généralement les dernières citées ! Le Congrès international d’anthropologie de Nice, en 1982, a balayé tout cela.

Donc, les propos de M. Alain Hughes-Despointes ne seraient pas indécents pour tous les racistes du Monde, c’est-à-dire pour tous ceux qui croient, dur comme fer, à l’existence des races et qui, souvent, peuvent avoir des diplômes de sociologie ou être des scientifiques compétents dans leur domaine. Récemment, à la Télé, Lilian THURAM déclarait qu’il suffirait d’enseigner très tôt aux enfants qu’il n’y a qu’une seule race sur terre pour que recule progressivement le racisme.

Pas si simple. Nombreux sont ceux qui, même lorsqu’ils sont convaincus de cette vérité, n’en sont pas persuadés et préfèrent conserver des postures affectivement, voire passionellement racistes. SARTRE a bien voulu justifier la Négritude en tant que « racisme anti-raciste ». Autre-ment, l’Ecole refuse d’être clair sur ce point : elle dit lutter contre le racisme non point au nom de l’unicité de la race humaine, mais indirectement au nom de la sempiternelle « égalité des races » ! Pourquoi donc le Guadeloupéen refuse d’admettre cette évidence ?

PARCE QU’il croit que cette vérité-là renforcerait le camp de ses oppresseurs en lui enlevant un argument défensif du genre « Je suis Noir, et après ? », « Ce Noir vous em… ! »

PARCEQUE le racisme a tellement façonné et modélisé sa victime jusqu’à lui faire admettre qu’il est nègre et qu’il existe une « Afrique noire », une « culture noire » (cf. SENGHOR), etc…

PARCEQUE la force économique de l’Europe et de ses anciennes colonies de peuplement (USA-Canada, Australie, Nouvelle-Zélande) inonde le Monde de ses images, de son esthétique et de ses critères de beauté, au point que les Afro-Américains ont eu l’idée de lancer ce slogan « Black is beautiful », ce qui est juste en terme de thérapie anti-raciste. Ils ont également développé une cosmétologie et une capilliculture de type africaniste afin d’empêcher que des femmes africaines ou de la diaspora se décrêpent agressivement leurs cheveux pour ressembler au modèle féminin européen, afin d’empêcher que ces femmes soient obligées de porter une perruque dès 40 ans !

Et c’est souvent le regard de l’Homme qui contraint ces femmes-à-cheveux-grennés à démélaniser leur chevelure, voire à tenter « criminellement » de se blanchir la peau (cf. Sénégal,
République Dominicaine, etc.). Quand on interroge les ados guadeloupéennes, elles vous disent que les garçons prêtent une plus grande attention aux filles à la peau claire et/ou à cheveux lisses.
Alain Hughes-Despointes a osé parler de dysharmonie chez les enfants de couples « mixtes ».

En Guadeloupe, tout un stock lexical a façonné notre histoire : mulâtre (venant de mulet !), mulatresse, bâtard (en créole bata), métis, chabin, câpre, etc… Cette hiérarchie colorimétrique correspondait à une hiérarchie sociale où l’esclavagiste « blanc » se trouvait au sommet.

C’est lui qui régnait sur ce cheptel imprévu et « involontaire ». L’esprit du Code Noir a toujours tenté d’interdire, non seulement ce « mélange » mais tout mariage entre maître européen et esclave africaine.

L’inverse était généralement puni de mort. C’est vrai que l’avènement d’un Yanick NOAH, d’un Harlem DESIR ou d’un Barrack OBAMA n’était pas concevable jadis. Toutefois, sur le plan biologique, le sperme africain est rigoureusement semblable au sperme européen.

Car, quant au fond, tout homme est métis, par la génétique de son père et de sa mère, point trait !

La mélanisation de sa peau ou la couleur bleue de ses yeux a une histoire qu’expliquent les anthropologues. Les Européens et les Sibériens sont des ex-Africains qui se sont démélanisés par le faible éclairement solaire, le froid de la dernière glaciation et les vents violents (cf. bridage des yeux, rigidification du faciès, agrandissement du cartilage nasal, etc.). Cela dit, ces gens-du-Nord ont beaucoup perdu de leurs aptitudes à gérer l’espace, à vivre toute l’année dehors, à danser.

C’est ce qui explique la domination toute relative (j’en conviens) des Africains et ceux de la dias-pora africaine dans les sports de vitesse pure ou d’improvisation rapide (boxe, basket, escrime). Ces aptitudes, mêmes différentes entre frères et sœurs, participent pour 15 % d’inné au côté des acquis de l’éducation familiale et sociale.

LEVI-STRAUSS disait qu’il pouvait y avoir plus de points communs entre un Bushman du Botswana et un Norvégien, qu’entre un Angolais et un Camerounais ! C’est pourquoi il faut lutter contre tout un vocabulaire issu du racisme : il n’existe pas de discriminations raciales (ce qui supposerait une discrimination entre races), mais de discri-nations racistes. L’élection d’OBAMA n’a pas auguré d’une ère « post-raciale » aux USA, mais tout simplement l’aboutissement d’un long processus de luttes anti-racistes. C’est en cela qu’OBAMA est une victoire sur le racisme et que celle-ci donne espoir à tous ceux qui le subissent.

Le formidable mouvement revendicatif et identitaire du LKP a, par la bouche de DOMOTA, dénoncé la situation d’apartheid raciste qui existe en Guadeloupe tant au niveau de l’emploi et de l’ascenseur social que de l’invasion de Français, fonctionnaires ou pas, qui occupent des positions dominantes dans la prétendue économie du pays.

Ces Français prennent vite, comme en Algérie, un comportement de colons et se mettent à vivre « à part » comme les Blancs-Créoles. C’est nou-veau, car la plupart du temps les Guadeloupéens hésitent à briser ce tabou. Ils commencent toujours par affirmer ne pas être racistes, alors que ce sont « les autres » qui le sont. Ce complexe (et c’en est un) se retrouve dans l’usage du Créole et du Français.

Il faut souvent qu’ils disent, en guise d’introduction : « Es an pé pwan’y an kréyol ? » (Est-ce je peux parler créole ?) ou encore « An ka pwan zépon natirèl an mwen ! » (Je prends ma langue de combat ! ). A contrario, l’on a bien remarqué que DOMOTA s’est mis à ne parler que créole après le départ du Préfet et de son staff de fonctionnaires français, sans demander aucune autorisation, car ils savaient ne s’adresser qu’à des Guadeloupéens.

C’est pourquoi, sans en faire un sine qua non, notre manière de parler et de discuter doit être éducative. La Guadeloupe n’est pas, comme le dit souvent LUREL, un « pays de toutes les cou-leurs », un « peuple multiracial » voire pluriethnique. Chez nous, il y a des Hommes qui sont majoritairement guadeloupéens, par leur culture commune, par leur histoire et leur bilinguisme. Il y en a d’autres (désolé de le dire) qui, minoritairement, continuent à pratiquer un racisme négrophobe, souvent à travers un paternalisme patronal qui exclut tout « homme de couleur » du capital qu’ils ont hérité pourtant du travail des esclaves ou des ouvriers d’après 1848.

Ce sont eux (y compris les Békés) qui bloquent le développement de la Guadeloupe, qui font perdurer le système colonial d’antan. Ils se disent pourtant guadeloupéens et ils le sont malgré tout, mais à leur manière. Que faire ? Il est sûr que les aspects anticapitalistes de la lutte du peuple et le contrôle progressif de notre économie les emmèneront à choisir le camp de la guadeloupéanité.

Titor DEGLAS (08.02.09)

[1par François-Xavier Guillerm

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